Suite et fin de notre série sur le prochain colloque Ile de Science consacré aux « nouveaux espaces de la créativité » (le 21 mars 2017) avec, cette fois, le témoignage d’Albert Meige (2e en partant du bas et de la gauche), fondateur et DG de la start-up Presans, qui, à travers un réseau mondial d’experts mobilisables à la demande, promeut le principe de l’ « organisation ouverte ».
– Comment l’idée de Presans vous est-elle venue ?
En 2007, suite au séjour que j’avais fait à San Francisco, un des vice-présidents exécutifs d’un équipementier dans les semi-conducteurs m’avait proposé de prendre la direction des activités de simulation du groupe et d’être en charge de l’« open innovation ». Autant la simulation m’était un domaine familier, autant l’open innovation m’était étrangère. C’est en vérité la première fois que j’en entendais parler. Mon interlocuteur m’avait alors offert un livre sur la question, que j’ai lu durant le vol retour à Paris. C’est ainsi que j’ai découvert le monde de l’open innovation et des plateformes de crowdsourcing. J’ai refusé le job et, à la place, j’ai planché sur un projet de start-up qui a vu le jour fin 2008 – ce qui m’avait valu l’honneur de recevoir le Prix de l’Innvoation de l’École polytechnique. Elle fut la première en France à promouvoir aussi explicitement l’open innovation et, avec elle, le principe de plateformes de crowdsourcing technologique.
– De là cette notion d’open organization ?
Oui. Je pense que tout ce que nous avons vu depuis une dizaine d’années (open innovation, directions innovation, incubateurs corporate, direction de la transformation digitale etc.) ne sont que les prémices de quelque chose de beaucoup plus large. La notion d’entreprises qui est apparue avec le première révolution industrielle va considérablement évoluer dans les années à venir, et les précurseurs sont déjà visibles. Nous allons vers une nouvelle forme d’organisation d’entreprises. Je les appelle les organisations ouvertes. Des Tesla ou des Space X, bien qu’entreprises industrielles, sont organisées comme des entreprises du numérique. Et ces organisations ouvertes présentent un certain nombre de caractéristiques. Je n’en dirai pas plus car je suis en tran de préparer un livre sur le sujet, mais l’une de ces caractéristiques est la capacité à mobiliser des talents à la demande (talents on demand), pendant la durée d’un projet.
– Au-delà de ce diagnostic, quelle est la vocation de Presans, dans ce nouveau contexte ?
Presans est une plateforme qui permet justement de créer les équipes de talents à la demande. Ce qui n’est pas sans soulever des questions sur la manière d’identifier ces talents, de les localiser à travers le monde. Et puis, ce n’est pas le tout de savoir identifier tels ou tels experts. Il faut s’assurer que l’équipe que l’on constitue à la demande soit en mesure de délivrer une solution sur une durée plus ou moins courte (elle peut aller d’un jour – le temps d’un workshop – à plusieurs semaines).
Compte tenu de l’extrême diversité des expertises susceptibles d’être mobilisées, nous avons, avec Presans, pris le parti d’occuper une niche particulière, à savoir : l’expertise scientifique et technique. La plateforme d’experts que nous avons constituée compte plus de six millions de personnes. Notre promesse est de pouvoir les mobiliser à la demande, seul ou en équipe, pour les besoins d’industriels dans le cadre d’une démarche d’innovation.
– A quoi ressemble votre propre équipe ?
On aborde-là une autre caractéristique de Presans qui en fait une start-up particulière, pour ne pas dire un peu bizarre ! Elle repose sur une équipe d’une vingtaine de personnes avec, d’un côté, des spécialistes des moteurs de recherche, du big data etc., qui développent nos outils pour cartographier l’expertise au niveau mondial ; de l’autre, des fellows, eux-mêmes anciens directeurs R&D ou technique de grands groupes : par exemple, Hervé Arribart, ancien directeur scientifique de Saint-Gobain, et Philippe Perrier, ancien directeur technique du programme Rafale Dassault Aviation.
– Comment identifiez-vous les experts ?
La question se pose bien en ces termes : c’est bien nous qui identifions les experts et non ceux-ci qui se manifestent en s’inscrivant dans l’espoir d’être un jour contacté, comme c’était le cas dans les premières plateformes dédiées à l’expertise. A notre sens, l’ancienne approche qui consiste à s’inscrire soi-même présente plusieurs inconvénients. A commencer par le fait de ne révéler qu’une partie des experts : quelques centaines de milliers pour les plateformes les plus importantes, ce qui est peu au regard du nombre d’experts estimés à travers le monde, à savoir de l’ordre de 15-20 millions. Le risque est donc de passer à côté d’autres experts plus compétents.
D’où notre parti pris d’identifier nous-mêmes les experts, sans attendre qu’ils s’inscrivent, en exploitant au mieux les traces numériques qu’ils laissent sur le web. Pour cela, nous avons développé un moteur de recherche (Sofia) branché sur des milliers de sources d’informations (des bases de publications scientifiques, des bases de brevets, les sites des meilleures universités dans le monde), qui permet de cartographier les champs d’expertise en localisant les experts et en mettant au jour les liens qu’ils entretiennent les uns les autres.
– Mais quel est donc votre modèle économique ?
C’est une chose que d’identifier des experts, c’en est une autre de parvenir à les convaincre de s’associer à vous, le temps d’un projet. Notre valeur ajoutée réside justement dans cette capacité à les mobiliser et à les manager.
– On devine l’importance de la relation de confiance dans votre activité ?
On touche-là à une autre caractéristique, de l’ordre de l’oxymore et néanmoins essentielle, de notre activité. Si elle mobilise la ressource numérique pour cartographier les champs d’expertise, elle repose aussi beaucoup sur la capacité à instaurer une relation de confiance aussi bien à l’égard des commanditaires que des experts. C’est d’ailleurs pourquoi nous parlons aussi de trust in demand. Cette capacité repose en grande partie sur nos fellows. Du fait de leur niveau au plan académique et/ou de leur expérience professionnelle, ils sont en mesure de convaincre d’autres experts de participer à un projet éphémère.
– On mesure donc à quel point votre start-up repose sur les outils numériques qui ont été développés, mais aussi toutes ces personnalités qu’elle mobilise, à commencer par vous. Mais, partiriez-vous, votre start-up aurait-elle encore de la valeur ?
Si Presans était initialement associée à mon nom, sa pérennité et son succès doivent aussi beaucoup à bien d’autres personnes clés. Mon départ ne serait donc pas le seul à poser problème ! Fabien, ne nous quitte pas ! (private joke). Mon collaborateur Darko, qui est chez Presans depuis 2012, peut quasiment faire tourner la boite sans moi. Il me dit encore avoir besoin de moi, mais je sais qu’il dit ça pour me faire plaisir !
– Sur votre site, vous avez présenté Presans comme l’ « Uber de l’expertise ». Mais n’est-ce pas réducteur au regard justement de l’importance du rôle de vos fellows dans l’identification des experts ?
La formule n’a pas d’autre prétention que de caractériser en première approche la vocation de Presans, qui n’est pas forcément simple à saisir pour le grand public. D’autant que nous nous inscrivons dans une relation B2B. A la différence d’Uber, c’est nous, comme je l’ai dit, qui identifions les experts. L’intermédiation n’est pas totalement automatisée : derrière nos données, il y a des femmes et des hommes qu’il s’agit de convaincre de participer à un projet d’innovation. J’ajoute que nous avons toujours eu le souci d’avoir une attitude éthique à l’égard des experts que nous mobilisons, au regard notamment de leur rémunération et du droit de propriété industrielle. Pour ma part, je ne conçois pas de solliciter des experts en leur demandant de donner le meilleur d’eux-mêmes pour ne, finalement, récompenser que l’un d’eux – voire aucun. Chez Presans, chaque expert impliqué a la garantie d’être rémunéré sur la base d’un contrat équitable.
– Comment travaillez-vous avec le commanditaire ?
Nous procédons en trois étapes. La première phase consiste, dans le cadre de worshops auxquels prennent part un de nos fellows, à évaluer sa demande, sans exclure la possibilité de la reformuler. Suite à quoi nous procédons à la « chasse » des experts, au moyen de notre cartographie des compétences – en moyenne, une quinzaine répondent à notre appel d’offre sur les quelques centaines voire milliers que nous identifions. Enfin, 3e phase, le travail avec le/les experts. Comme vous le voyez, notre démarche ne consiste pas à externaliser une démarche d’innovation en la confiant à d’autres experts. Notre vocation est de susciter une intelligence collective, en impliquant les équipes de notre client.
– A quel résultat peut donner lieu concrètement le concours d’experts à la demande ?
Voici un exemple pour illustrer le type de résultat que nous pouvons obtenir. Il concerne un ancien projet avec le groupe SEB. La demande initiale portait sur la conception d’une batterie performante pour les besoins d’un fer à repasser sans fil. La première phase a permis de déboucher sur un premier constat : il n’y avait tout simplement pas sur le marché de batterie répondant aux besoins de notre client, à un prix raisonnable. S’en est suivie une reformulation du problème en déplaçant la réflexion sur le vrai enjeu, à savoir : avoir du linge bien repassé ! Ce qui suppose de l’humidifier au moyen de la vapeur et, donc, de chauffer de l’eau. Soit le poste de consommation énergétique le plus important. De là la proposition qui a fini par germer : produire quelque chose qui ait la propriété de la vapeur sans avoir besoin d’être chauffée. D’une demande qui menait à une impasse, nous sommes ainsi passés à un autre problème, mais pour lequel il existait des pistes, du côté des techniques de spray, en l’occurrence. Ce champ de recherche compte déjà de nombreuses applications dans l’automobile, la santé, etc. Nous avons pu alors entrer dans la deuxième phase, consistant à en identifier les experts. Finalement, la solution sera proposée par la directrice d’un laboratoire américain, qui travaillait sur une technique de spray pour de l’impression à jet d’encre.
– Vous allez intervenir au colloque d’Ile de Science. On devine l’importance que vous accordez à la notion de créativité…
Oui, bien sûr, à partir du moment où on innove, on manifeste une forme de créativité, qui n’est pas sans confiner à l’art si j’en juge par le point commun que j’ai décelé chez la plupart de mes fellows : tous ont en effet une fibre artistique sinon un tempérament d’inventeur compulsif. C’est le cas de Philippe Perrier, qui a notamment breveté des valves cardiaques, désigné les foils des SeaBubbles, ces véhicules autonomes appelés à circuler sur la Seine ; ou encore participe à l’aventure de l’Hydroptère.
Nos fellows sont mêmes pour beaucoup des artistes dans l’âme : trois font du théâtre, comme comédien, décorateur ou metteur en scène. En dehors de mes fellows, je pourrais encore citer Pierre Gohar, l’ancien directeur de l’Innovation et des Relations avec les Entreprises, de l’Université Paris-Saclay, dont j’ai découvert l’étendue des connaissances dans le domaine de l’art. C’est quelqu’un d’incroyable !
Cette fibre artistique n’est pas fortuite : l’artiste a par définition cette capacité à connecter de petits mondes, à repérer des liens entre des domaines de connaissance que d’autres ne voient pas spontanément.
– Et vous-même ?
Depuis tout petit, je pratique la magie, une de mes passions (artistiques ou autres). De là la mention d’ « enchanteur » accolée au titre de CEO de Presans. Ma première aventure entrepreneuriale a même consisté à vendre des spectacles !
Malheureusement, notre société n’encourage pas encore assez ces profils polymathes, à la fois scientifiques et artistes, intellectuels et manuels, comme il en existait à la Renaissance, à l’instar d’un Leonard de Vinci. Au prétexte que les sciences progressaient, il a fallu se spécialiser. C’est ainsi que l’on a distingué les savoirs et aptitudes, aussi bien au sein de l’enseignement que de l’entreprise. Résultat : les esprits polymathes ont tendance, dans leur activité professionnelle, à ne valoriser qu’une partie de leurs talents, réservant le reste à leur vie personnelle.
La reconnaissance des organisations ouvertes devrait aller de pair avec celles de ces êtres « multipotentiels », dans le processus d’innovation. Je leur ai d’ailleurs consacré récemment un article. Dans un monde où le changement va en s’accélérant, on a besoin de gens qui sachent penser différemment. Déjà, des entreprises vont jusqu’à s’associer des autistes à leur démarche d’innovation, en partant du principe qu’ils ont des capacités cognitives qui sortent de l’ordinaire, à commencer par celle de relier des domaines qui n’ont a priori rien à voir.
– Ce que vous dites me fait penser au concours de nouvelles « Nouvelles Avancées », créé à l’initiative de Laurence Decréau, ancienne directrice des humanités à l’ENSTA ParisTech, en partant du constat que, dans les écoles d’ingénieurs, on ne permettait pas toujours aux élèves de cultiver leur fibre littéraire…
De manière générale, c’est toute l’institution scolaire qui ne permet pas toujours d’aller au bout de ces centres d’intérêt. Moi-même, j’ai eu du mal à trouver ma place au cours de ma scolarité. J’avais de multiples passions, mais qui n’entraient pas forcément dans les cases de ce que j’étais censé apprendre. Parmi mes camarades, peu s’intéressaient à autre chose que ce qui était au programme.
– Dans quelle mesure votre approche n’amène-t-elle pas à redéfinir la notion même d’expert ? A reconnaître des expertises autres qu’académiques : professionnelles, d’usage, voire artistiques ?
Le fait est, l’expert n’est pas systématiquement quelqu’un de diplômé. Si moi-même j’ai cumulé des diplômes, c’est davantage pour calmer des angoisses métaphysiques. Mais, à bien des égards, je me retrouve dans l’esprit de l’autodidacte. Bien des startuppers ne connaissent rien au digital ou au codage, mais ont une aptitude à réunir les compétences. Ce qui est essentiel. En tout cas, la question que vous soulevez ne m’est pas indifférente. Mon ouvrage sur l’Innovation Intelligence devait à l’origine être un livre blanc sur la fonction de l’expert et la manière dont elle est amenée à évoluer.
– Un mot maintenant sur la première partie de l’intitulé du colloque d’Ile de Science : les « nouveaux espaces » (de la créativité). Comment vous saisissez-vous de cette problématique ? Dans quelle mesure, à travers la mise en lien d’experts, éprouvez-vous le besoin de nouveaux espaces pour favoriser la rencontre ?
Il nous arrive de faire venir des experts chez nos clients, mais l’essentiel du travail et des échanges se fait à distance, en visioconférence.
– Pourtant vous m’accueillez dans un lieu on ne peut plus original…
Il s’agit d’un espace de coworking du réseau Remix, qui en compte trois autres, totalisant un demi-millier d’entrepreneurs. Dans la nébuleuse de ce genre d’espaces qui se sont développés au cours de ces toutes dernières années, on peut distinguer deux grandes approches. La première met l’accent sur le lieu et son aménagement, pour créer une ambiance aussi conviviale que possible. La seconde, celle adoptée par Remix, met davantage l’accent sur la constitution d’une communauté d’entrepreneurs créatifs et innovants. On partage des valeurs consignées dans une charte et des événements sont très régulièrement organisés entre les membres. On peut voir ainsi émerger une culture d’entreprise communautaire, au sens où elle transcende chaque entité hébergée. Soit quelque chose de très différent du temps des organisations classiques caractérisées par une seule et même culture d’entreprise.
– Dans quelle mesure l’écosystème de Paris-Saclay concourt-il à l’émergence de ces nouvelles organisations plus ouvertes ?
Je ne saurais dire si cet écosystème y parvient. Une chose est sûre, en revanche, son ambition de devenir un cluster d’excellence mondiale me paraît justifiée. Dans le contexte de compétition entre les écosystèmes de l’innovation, il importe de gagner en visibilité. J’ajoute que c’est un écosystème qui m’est particulier cher : en plus de diriger l’Executive MBA « Leading Transformation in a Digital World » de Télécom Ecole de Management – une des écoles de l’Institut Mines-Télécom [membre de l’Université Paris-Saclay], c’est à Polytechnique que j’ai conçu un des outils permettant de cartographier les réseaux d’experts, et que Presans a été incubée.
– Où en est Presans aujourd’hui ?
Etant un éternel insatisfait, je trouve forcément que les choses ne vont pas assez vite. Mais, objectivement, Presans va bien. Nous sommes en croissance à deux chiffres. Même si nos activités se concentrent en France (70% du chiffre d’affaires), nous comptons de nombreux clients aux Etats-Unis, en Europe et au Moyen-Orient.
Nos experts sont eux-mêmes répartis dans le monde. Nos secteurs privilégiés sont, pour l’heure, l’énergie, l’aéronautique, la défense et l’espace, l’automobile, l’agro-alimentaire et la cosmétique. Mais rien ne nous empêchera à terme d’en investir d’autres. Nous avons convaincu de l’intérêt d’une plateforme pour solliciter des expertises à la demande. Ce qui était loin d’être gagné. Au début, quand j’allais voir les premiers clients et investisseurs pour leur vendre mon projet, beaucoup me regardaient avec des yeux en forme de soucoupe. Un marché s’est depuis constitué autour de ce genre de service, comme j’ai pu le constater lors de mon dernier séjour à San Francisco, il y a quelques semaines.
A lire aussi les entretiens que nous ont accordés deux autres intervenants au colloque sur les nouveaux espaces de la créativité :
– Laure Reinhart, présidente d’Ile de Science – pour y accéder, cliquer ici.
– Jakob Puchinger, titulaire de la Chaire Anthropolis (IRT-SystemX et CentraleSupélec) – pour y accéder, cliquer ici.
Pour en savoir plus sur Presans, cliquer ici.
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