Suite de la présentation de Mobidix à travers un entretien avec deux des responsables du projet : Jean-Marc Josset (chef de projet Orange Lab) et Nicolas Soulié (RITM– Université Paris Sud).
Pour accéder à la première partie de la rencontre avec Jean-Marc Josset et Nicolas Soulié, cliquer ici.
– Quels constats ont-ils conduit à la mise en place de ce programme Mobidix ?
Jean-Marc Josset : Ce programme s’inscrit dans une réflexion générale sur la manière de réguler la mobilité dans les grands ensembles urbains. Contrairement à ce que l’on a pu croire, la croissance mondiale ne s’est pas traduite par une moindre concentration de la population. Au contraire, on assiste à la poursuite du processus de métropolisation. Cette évolution apparemment paradoxale s’explique, comme l’a bien montré Pierre Veltz dans ses travaux, par le fait que c’est dans les grandes métropoles que se crée la valeur.
Des chercheurs anglo-saxons – Geoffrey West et Luis Bettencourt – l’ont démontré statistiquement : à chaque fois que la taille d’une ville double, n’importe quel indicateur de création de valeur (PIB, nombre de brevets…), croît de l’ordre de 12 à 15%. Seulement cette création de valeurs positives induit aussi des valeurs négatives ou, si vous voulez, des externatilités négatives : de la pollution, des congestions, de l’insécurité, etc. Devant cette situation, les organisations collectives peuvent décider, en plus de nouveaux investissements dans les infrastructures et les équipements, de réguler les flux en adoptant une démarche prescriptive à travers de nouvelles réglementations, l’instauration de nouvelles taxes (bonus malus, péages..), la mise en place de radars,… Cet interventionnisme des pouvoirs publics ne rencontre pas toujours l’assentiment de la population. Dans les pays anglo-saxons, on observe une autre tendance consistant à privilégier l’incitation sur la contrainte, la responsabilité individuelle sur la responsabilité collective. Comme le constate un rapport du parlement anglais, il s’agit de trouver des incitations non réglementaires et non-fiscales.
Ainsi, dans un cas (la démarche prescriptive) nécessite une autorité, dans l’autre (la démarche incitative), celle-ci s’efface au profit d’une auto-organisation qui s’appuie sur la volonté individuelle. Cette alternative n’est pas forcément moins efficace comme l’ont montré des études anglo-saxonnes.
– Le contexte français inclinerait plus à opter pour la première démarche ?
Jean-Marc Josset : Force est de constater que s’il existe de nombreuses initiatives dans les pays anglo-saxons, qui donnent lieu à des évaluations, en revanche en France, elle sont encore peu nombreuses et visibles.
– Comment l’expliquez-vous ?
Jean-Marc Josset : Une première hypothèse est qu’en France, on attend spontanément davantage des pouvoirs publics. Cela étant dit, les gens ne restent pas pour autant passifs. On a pu le voir lors des mouvements sociaux de 1995. Une fois passées les perturbations des premiers jours, les Français se sont débrouillés et plutôt bien. De manière générale, en cas de grève dans les transports publics, ils s’adaptent et s’organisent en faisant preuve de solidarité. Cela va des personnes qu’on va prendre en auto-stop au détour qu’on fera pour prendre ou déposer un collègue. On part plus tôt de chez soi et du travail, pour anticiper les bouchons. Petit à petit, ceux-ci se résorbent grâce aux anticipations individuelles.
– Votre programme vise-donc à rapprocher le « modèle français » du « modèle anglo-saxon » ?
Jean-Marc Josset : Aujourd’hui, il y a tout l’un ou tout l’autre : ou bien une autorité qui veut tout organiser, tout régenter, et dans ce cas les gens s’en remettent à elle dans un rapport le plus souvent critique. Ou bien l’autorité s’efface, et on s’organise… tant bien que mal ! Le programme vise à explorer une troisième voie entre le top down et le bottom up, entre les mesures coercitives et les solutions spontanées portées par les individus. Soit une posture de prescripteur qui impliquerait de responsabiliser les usagers sans s’effacer totalement. Concrètement, l’autorité proposerait des outils qui permettraient aux individus par leur comportement et leur action de se coordonner. Un salarié à qui on dicte dans le détail ce qu’il doit faire ne sera pas enclin à en faire plus. En revanche, si vous lui faites confiance, il prendra des initiatives. Cette troisième voie aurait l’avantage de s’épargner ce regard critique systématique des usagers et leurs complaintes. Elle concernerait aussi bien les institutions publiques que les entreprises.
– Par quelles solutions concrètes comptez-vous traduire cette troisième voie ?
Nicolas Soulié : A ce stade, le programme de recherche se garde de proposer un produit clé en main. Il vise d’abord à explorer des hypothèses, pour comprendre pourquoi des initiatives actuelles fonctionnent et d’autres pas.
Jean-Marc Josset : Des études ont montré qu’un encombrement est imputable à un surcroît de trafic de l’ordre de 5 à 8%. Autrement dit, il suffit de quelques voitures supplémentaires pour provoquer un bouchon sur une artère de circulation. On n’a donc pas à toucher l’ensemble des automobilistes, mais une fraction d’entre eux. Et ce de manière non coercitive. Des solutions ludiques peuvent conduire efficacement des gens à adopter de nouveaux comportements. A titre d’exemple, je citerai ce jeu mis au point à Bangalore par le professeur Balaji S. Prabhakar en réponse au problème posé par un industriel qui affrétait ses propres bus pour acheminer son personnel. Ce jeu consistait à récompenser au moyen d’un système de points ceux qui arrivaient un peu avant ou un peu après l’heure de pointe. Les points donnaient droit à participer à une loterie avec des gains d’argent à la clé. Cette solution a été expérimentée dans un tout autre contexte, à Stanford, où elle a mobilisé les professeurs de l’université, qui étaient, eux, confrontés, à la limitation des places de stationnement. Les résultats ont été probants.
Une autre illustration est fournie par le péage urbain mis en place à Stockolm, par une nouvelle majorité municipale et ce, contre l’avis de la population. Ce projet étant inscrit dans le programme de la coalition formée avec les verts, la nouvelle majorité s’était cru obligée de l’instaurer, mais en s’engageant à tester préalablement la solution pendant un an. Autrement dit, elle y renoncerait si les résultats n’étaient pas au rendez-vous. A sa grande surprise, l’effet a été immédiat : le trafic automobile a chuté de l’ordre 20 %, et les bouchons ont ainsi disparu. Tant et si bien que la population a souhaité la pérennisation du péage urbain. Malgré l’année et demie qui s’est écoulée après la période de test, les embouteillages ne sont pas réapparus. Pourtant, il n’y eut pas de reports modaux constatés. Des études ont essayé de comprendre ce qui s’était passé : une frange de la population avait tout simplement changé ses habitudes en évitant d’utiliser leur voiture pendant les heures de pointe. Une nouvelle illustration du fait qu’il suffit de convaincre une minorité pour améliorer le trafic.
– Comment convaincre cette minorité ?
Jean-Marc Josset : En leur donnant à voir les gains réalisés par leur changement de comportement. Ceci a été bien mis en évidence par diverses expérimentations portant sur la consommation d’électricité. Le simple fait de la visualiser en temps réel peut inciter à l’adapter en conséquence. De manière générale, les gens sont enclins à faire un effort quand on leur montre les résultats que cela peut produire. De là d’ailleurs la mode de l’auto-mesure, que l’on observe aux Etats-Unis et qui consiste à mesurer grâce à des équipements portatifs ses efforts en termes de vitesse de marche, de rythme cardiaque, etc. Cette approche permet de surmonter les biais d’ordre psychologique qu’on rencontre d’ordinaire dans la prise de conscience d’un enjeu :
– le biais de la représentativité, d’abord : a priori, un individu a du mal à se représenter des choses qui ne sont pas à son échelle. Les ONG humanitaires le savent pertinemment : rien ne sert d’évoquer les millions de personnes qui meurent de faim à des milliers de kilomètres de chez soi, mieux vaut parler du sort d’un enfant souffrant de malnutrition, par exemple, en soulignant qu’1 euro suffit pour lui assurer un repas. On sait représenter les choses théoriquement, mais pour que cela se traduise en acte, il en faut une représentation à l’échelle de l’individu.
– le biais de la temporalité, ensuite : le fait de mettre en avant des effets sur dix ans et plus ne sert à rien ; on sort de l’échelle de temps qui « parle » aux individus.
– Comment surmonter ces biais pour susciter une action somme toute collective ?
Jean-Marc Josset : C’est là qu’intervient la force du réseau social, qui, d’actions individuelles permet de passer à une dynamique collective, fondée sur l’émulation et la coopération. Le simple sentiment d’appartenance à une communauté peut inciter à épouser un autre comportement, qui va alors devenir « conventionnel ».
– Dans quelle mesure l’environnement conditionne la réussite de mesures incitatives ? Le territoire de Paris-Saclay est particulier avec ses ruptures entre plateau et vallées. Sans compter un déficit d’identité comparé à d’autres territoires…
Jean-Marc Josset : En réponse à cette interrogation, il convient de préciser que le projet Mobidix est à la fois hors territoire et hors contexte. Nos hypothèses, formulées avec le concours d’Alain Rallet, peuvent donc s’appliquer à des enjeux autres que la mobilité ou d’aménagement du territoire : la santé publique, par exemple. Seulement, quand nous avons cherché un domaine d’application, le Campus de Paris-Saclay était à l’ordre du jour. Nous nous sommes dit qu’il pouvait donc être intéressant d’appliquer la recherche au contexte du Plateau de Saclay. Nous avons rencontré Pierre Veltz qui s’est dit d’emblée intéressé. De surcroît, la mobilité est une problématique que certains d’entre nous vivons personnellement…
Nicolas Soulié : Effet, mon laboratoire de recherche, le RITM, se trouve à Sceaux, mais je donne mes cours à Orsay. J’assure ainsi mon métier d’enseignant-chercheur au prix de navettes. A terme, le RITM est censé rejoindre le campus de Paris-Saclay. Il est clair que, pour que la mayonnaise prenne, il faudra que les chercheurs s’en rapprochent. C’est dire si les résultats de Mobidix nous seront utiles, y compris à titre personnel !
– Comment avez-vous procédé méthologiqument parlant ?
Jean-Marc Josset : Une première phase, lancée début septembre a consisté à tester auprès de personnes qui travaillent sur le Plateau de Saclay, deux discours stéréotypés sur les mobilités, réprésentés au moyen d’une vidéo chacun : l’une mettant en avant le rôle d’un pouvoir public centralisé, l’autre mettant au contraire en avant la capacité d’initiatives des gens. Au moyen de questionnaires pré et post-enquêtes, nous avons également recueilli des informations sur leurs habitudes de transport, de déplacement. Cela devait permettre de savoir quelles populations sont plus touchées par l’un ou l’autre des deux discours. Concrètement, il s’agissait de savoir si les personnes étaient prêtes à prendre des initiatives, à changer de comportement en mutualisant leur voiture et/ou en valorisant les transports muldimodaux, ou, à l’inverse, considéraient que cette question n’était pas de leur ressort mais de celui des pouvoirs publics et des opérateurs de transport. Après tout, peuvent-elles arguer, elles paient un abonnement et sont donc en droit d’avoir un service de qualité.
Les résultats pourront ainsi aider à qualibrer en conséquence la communication pour les besoins de la seconde phase, et de manière générale, de préciser quel discours est le plus adéquat selon les caractéristiques des personnes visées (catégorie socioprofessionnelle, âge, sexe, etc.). Les universitaires en particulier sont-ils plus sensibles aux solutions centralisées que les salariés des entreprises ? C’est aussi ce que nous voulons savoir.
Enfin, les personnes qui se sont prêtées à notre enquête se sont vu proposer de géocaliser leurs déplacements, de façon à recevoir plus tard une carte en 3D visualisant leurs trajets quotidiens. Carte qu’elles pourront comparer à celles de leurs collègues de façon à envisager, pourquoi pas, des possibilités de covoiturage ou d’échanges de conseils pratiques sur le meilleur itinéraire, etc.
Au total, nous avons sollicité 200 personnes, sur le Campus de Paris-Sud ou dans des entreprises des environs.
– Avez-vous constitué un échantillon représentatif ?
Jean-Marc Josset : Nous avons certes essayé de toucher une population sensibilisée aux enjeux, mais pas de constituer un échantillon au sens où l’entend un institut de sondage. Il est a priori difficile de savoir ce que serait une population représentative du Plateau de Saclay, entre ceux qui y habitent et ceux qui y travaillent ou y étudient. Nous sommes allés au contact des gens en plaçant notre stand à des endroits « stratégiques » : les halls d’entrée ou les lieux de restauration collective. Et nous expliquions de manière synthétique les problématiques de mobilité sur le Plateau de Saclay. en considérant que ceux qui voulaient bien répondre à notre sollicitation, étaient prédisposés et déjà sensibilisés aux enjeux. Ce qui constitue un biais, mais Que nous intégrons dans notre étude
Nicolas Soulié : Nous faisons en effet l’hypoth!èse que, si changement de comportement il y a, il procèdera à partir d’une diffusion de comportements exemplaires adoptés par une sortes d’avant garde. Il importe donc que les personnes plus prédisposées commençent par lancer le mouvement.
– Voilà pour la première phase. Venons-en à la seconde…
Nicolas Soulié : Elle va démarrer tout début 2014, et, après la représentation, nous allons nous interesser à l’impact sur les comportements de mobilité de l’auto-mesure des pratiques.
Jean-Marc Josset : Que ce soit dans la phase 1 ou a 2, l’enjeu est le changement d’échelle. Aujourd’hui, de nombreuses initiatives fonctionnent bien tant qu’elles elles sont testées à une petite échelle. Elles échouent ensuite à passer à l’échelle supérieure. Quels pourraient être les leviers de généralisation d’expérimentations ? La question vaut pour de nombreuses applications de coopération qui ne sont pas parvenues à dépasser un public restreint.
– Dans quelle mesure peut-on développer avec le numérique des solutions alternatives dans le domaine des mobilités, compte tenu de la réticence des opérateurs de transports et de télécommunication à communiquer leurs propres données ?
Jean-Marc Josset : Les solutions que nous esquissons changent la donne : il ne s’agit pas d’exploiter les données recueillies par quelque opérateur que ce soit, mais de valoriser via les ressources de la géolocalisation, et à la demande des personnes elles-mêmes, et pour elles mêmes, les données qu’elles produisent sur leur mobilité. Nous nous bornons à recueillir ces données à leur demande et à les représenter, notamment sous la forme de cette carte en 3D que nous évoquions tout à l’heure. Soit une tout autre démarche que celle consistant pour un opérateur à agréger des données anonymisées pour les exploiter ensuite dans une logique de big data.
– Dans quelle mesure cela peut-il intéresser les opérateurs de transports ?
Jean-Marc Josset : On se rend bien compte que les relations entre transporteurs et usagers ne sont pas optimales. Il reste à inventer des objets de représentations communs si on veut sortir du face à face entre « 80% des trains sont à l‘heure » et les problèmes quotidiens vécus par les usagers. Regardez les travaux de Daniel Kahneman (Prix Nobel d’économie 2002) : l’être humain fonctionne par heuristiques et biais cognitifs, sûrement pas avec des moyennes et des statistiques. On sait par exemple qu’un temps d’attente est perçu deux fois plus long qu’un temps de transport, qu’un événement proche est surévalué par rapport à un événement plus lointain, qu’un fait inhabituel est toujours saillant.
– En plus d’inciter à d’autres comportements et pratiques de mobilité, votre démarche ne concourt-elle pas à mettre en lumière des sociabilités entre usagers du Plateau ?
Nicolas Soulié : De fait, l’analyse des pratiques de mobilités permet de mettre en évidence des sociabilités et des interactions entre les personnes de différentes entreprises et institutions présentes sur ce territoire. De prime abord, on aborde les entreprises et institutions de Paris-Saclay comme autant d’îlots. Mais les pratiques de covoiturage pourraient permettre de créer des liens entre eux. Le Plateau de Saclay pourrait se révéler comme un terrain particulièrement propice à des sociabilités et des échanges entre personnes de différentes institutions. Ces liens établis dans le cadre du co-voiturage, par exemple, pourraient dans certains cas déboucher sur des relations plus formelles dans le cadre de projets communs. Telles sont les hypothèses que notre programme de recherche pourra aider à étayer.
Légende de la photo en Une, petit format : Nicolas Soulié et Jean-Marc Josset.
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