Entretien avec Élise Colin, Directrice de Recherche à l'Onera, cofondatrice d'ITAE Medical Research
Nous avons déjà eu l’occasion de l’interviewer sur ses travaux de recherche à l’ONERA, puis sur le projet entrepreneurial porté avec deux associés, ITAE Medical Research. En 2022, elle avait fait un talk remarqué sur ces deux facettes dans le cadre du TEDxSaclay qui avait alors pour thème la « cohérence ». Depuis, nous l’avons croisée en diverses autres occasions. La dernière fois, c’était sur une piste de danse, au milieu d’amateurs de tango… L’écosystème Paris-Saclay, c’est ça aussi : des opportunités de rencontres et de retrouvailles, dans des lieux improbables.
- Plus d’un an et demi s’est écoulé depuis votre talk TEDx Saclay. Il n’est cependant pas trop tard pour témoigner de ce que vous retenez de cette expérience comme ingénieure de recherche et porteuse d’un projet entrepreneurial…
Élise Colin : C’était un exercice nouveau pour moi. Mais dès que j’ai eu connaissance de la thématique, la « cohérence », j’ai aussitôt pensé à mon domaine de recherche, qui traite justement de la cohérence de la lumière. TEDxSaclay me donnait ainsi l’opportunité de pouvoir m’exprimer sur un sujet scientifique, mais devant un plus large public que celui devant lequel j’ai l’habitude d’intervenir, et dans un autre format que celui des séminaires scientifiques. Mais je me suis quand même heurtée à une difficulté à laquelle je ne m’attendais pas…
- Laquelle ?
É.C. : Cocher la case parmi les catégories proposées : scientifique, entrepreneur, passionné(e) ou artiste. Or, moi, si je suis bien une scientifique, je suis aussi une entrepreneure. C’est dire si, forcément, je suis donc aussi une passionnée – je ne vois pas comment on peut prétendre être chercheur et/ou entrepreneur sans l’être ! Mais ce n’est pas tout : je me sens aussi une fibre artistique. C’est d’ailleurs en référence à ces différentes facettes de ma personnalité que j’ai conçu le pitch de présélection – trois minutes top chrono – en montrant que toutes ces identités étaient « cohérentes » les unes par rapport aux autres.
- En cela, vous êtes bien dans l’esprit de l’écosystème de Paris-Saclay, qui vise justement à décloisonner les mondes de la recherche, de l’entrepreneuriat, de la création, en permettant aux chercheurs, innovateurs et/ou artistes de travailler ensemble dans des démarches collaboratives. Y avait-il aussi l’ambition de faire connaître votre projet entrepreneurial ?
É.C. : Oui, bien sûr. À l’origine, la société était basée à Toulouse. Même si cet écosystème était déjà lui-même riche en débouchés, nous avons, mes associés – Xavier Orlik et Aurélien Plyer – et moi, très vite souhaité faire connaître notre société en Île-de-France, d’autant plus que nous avions commencé à travailler avec des hôpitaux affiliés à l’écosystème de Paris-Saclay – comme l’hôpital Marie Lannelongue en cardiologie, par exemple. Nous savions aussi que des projets d’envergure étaient menés ou en passe de l’être à l’échelle du plateau, en lien avec le futur centre hospitalier en cours de construction. Faire un TEDxSaclay avait donc du sens de ce point de vue.
- Et alors, le talk a-t-il été l’occasion de nouer des contacts ?
É.C. : Oui, et au-delà de mes espérances, et pas seulement pour le médical. J’ai notamment fait connaissance avec Gilles Gerbier qui, en tant qu’éminent physicien, m’a généreusement offert sa recommandation pour de nouveaux projets, partagé sa passion et ses conseils sur la carrière en recherche scientifique, et convié à un séminaire rassemblant d’autres éminentes figures de la physique. J’ai pu mesurer par la même occasion à quel point l’écosystème est riche de profils on ne peut plus divers, y compris dans le domaine arts et sciences. Forcément, cela donne d’autant plus envie de sortir de son laboratoire.
- Ce croisement des univers disciplinaires et professionnels n’est-il pas encouragé par vos travaux de recherche autour de la polarimétrie ? Domaine dont je vous laisse par la même occasion rappeler l’objet…
É.C. : La polarimétrie consiste à exploiter les propriétés vectorielles du monde électromagnétique, autrement dit le fait que la lumière est une onde vibratoire et que sa vibration est orientée dans l’espace. La polarisation de la lumière consiste précisément dans cette orientation de sa vibration. Quant la lumière entre en interaction avec des objets, sa polarisation va être affectée selon la nature de ces objets. La polarimétrie revient donc à étudier toutes les informations qu’on peut tirer sur les objets qu’on image (par de l’imagerie satellite radar ou de l’imagerie optique) grâce aux propriétés de la lumière.
- De là cette possibilité d’établir des parallèles entre des phénomènes aussi différents qu’une forêt et la circulation du sang…
É.C. : Oui. Et ceci est rendu possible par le fait que la polarisation se manifeste à toutes les échelles. Celle d’un milieu aussi complexe qu’une forêt ou celle de tissus biologiques. Dans un cas comme dans l’autre, la mesure polarimétrique est sensible à la profondeur de pénétration de la lumière et à la densité de matière ; on peut donc décider de la polarisation utilisée pour la pénétrer le plus en profondeur possible, trouver des indications sur l’orientation des éléments d’une forêt (branches, troncs) ou des fibres qui constituent un tissu biologique.
Durant plusieurs années, j’ai travaillé ainsi sur de la polarimétrie à différentes échelles. Jusqu’à ce qu’une technique particulière, le speckle dynamique – dont j’ai déjà eu l’occasion de vous parler dans le précédent entretien – n’ouvre de nouvelles perspectives en ajoutant une dimension temporelle à l’approche multi-échelle.
- Pouvez-vous en rappeler brièvement le principe ?
É.C. : C’est une technique d’imagerie qui permet d’imager les micro-mouvements. Elle a été mise au point dans les années 1989, mais sans donner jusqu’alors de résultats probants. La surface de la peau limitant la pénétration de la lumière, elle ne permet pas d’étudier des phénomènes en profondeur. Tout l’intérêt de l’appareil que nous avons mis au point – un vasculoscope – est de permettre d’imager les micro-mouvements, en l’occurrence ceux qui sont symptomatiques d’une tumeur cancéreuse – les microvascularisations provoquées par les cellules cancéreuses. Pour cela, notre solution a consisté à utiliser un filtre polarimétrique de l’onde lumineuse en réception, pour neutraliser la réponse de la surface et, ainsi, mieux voir l’activité en profondeur. En bref, notre appareil devrait permettre de grandes avancées dans le diagnostic du cancer de la peau, notamment le mélanome cutané, en recrudescence dans la plupart des pays développés, et le carcinome.
- Au-delà de cette application médicale, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’on est passé ainsi d’une vision statique à une vision dynamique…
É.C. : Oui, désormais, que ce soit en imagerie satellite et radar ou en imagerie optique, on travaille sur plusieurs images successives dans un format vidéo, de façon à analyser les propriétés que cela implique sur la polarisation de la lumière. La formule Speckle dynamique n’est encore utilisée que dans le domaine optique. Mais je considère qu’elle pourrait parfaitement s’appliquer à l’imagerie satellite radar. Je m’évertue donc à la promouvoir dans ce domaine en participant au démarrage de nouveaux projets, non sans renouer avec mes premières collaborations avec des chercheurs de Polytechnique, spécialistes de la polarimétrie optique. Un retour aux sources, à mon sujet de prédilection, donc, mais avec un axe scientifique nouveau, ce qui est d’autant plus passionnant.
- Où en êtes vous dans le développement de votre vasculoscope ?
É.C. : Un premier brevet a été déposé sur l’utilisation de la polarisation de la lumière sous une forme alors relativement simple : l’utilisation d’un filtre en polarisation croisée – c’est le terme technique. Devant la caméra, on place un filtre polarimétrique croisé, c’est-à-dire un élément qui ne garde que la partie de la vibration dans la direction orthogonale à celle de la source laser qui éclaire la peau. Ce filtre supprime les diffusions du premier ordre, celles qui ont lieu en surface.
Aujourd’hui, convaincus de pouvoir tirer davantage d’informations du filtre polariseur, nous souhaitons aller plus loin dans la variation des états de polarisation : nous voulons faire varier toutes les orientations possibles de vibration, à la fois au niveau de la source et au niveau de la réception pour affiner la compréhension de ce qui se passe. On ne dispose encore dans la littérature scientifique d’aucun modèle physique à même d’unifier à la fois la théorie polarimétrique et ses aspects dynamiques. Notre ambition est de parvenir à un tel modèle.
- Est-ce l’entrepreneuse ou la chercheuse, qui parle ?
É.C. : La chercheuse ! J’ai récemment été appuyée par une chaire de recherche de l’ONERA, dans le domaine radar, qui traite de ces thématiques. Mais j’aimerais aller plus loin en abordant des sujets qui fassent plus le lien entre les échelles…
- N’empêche, c’est bien les travaux menés autour du Speckle dynamique dans le cadre d’ITAE Research Medical, qui ont permis d’ouvrir votre domaine de recherche…
É.C. : D’une certaine façon, oui. Avec les deux autres cofondateurs d’ITAE, nous nous sommes toujours définis comme des chercheurs, envers et contre tout. Mais la création d’une start-up est un moyen d’appliquer nos travaux de recherche dans un domaine particulier, le domaine médical. Sans cette start-up, nous n’aurions pu faire tout ce que nous avons fait en termes de recherche, si nous étions restés dans nos laboratoires de l’ONERA. De fait, ITAE Research Medical a impliqué d’aller à la rencontre de médecins, de nouer des relations dans des domaines d’application dans lesquels l’ONERA n’est pas attendu – il est d’abord associé au monde aérospatial.
Nous n’en avons pas moins bénéficié du soutien de ce dernier au travers de son dispositif de valorisation, Impulsion. Manifestement, notre employeur a bien compris combien nos recherches menées dans le cadre d’ITAE Research Medical pouvaient alimenter le domaine aérospatial en nouvelles questions. De fait, fortes des avancées obtenues avec ITAE Research Medical, je suis en mesure de proposer de nouveaux axes de recherche au sein de l’ONERA.
- Preuve s’il en était besoin de la porosité des mondes de la recherche et de l’innovation entrepreneuriale… Être chercheur n’empêche pas de faire de l’entrepreneuriat et vice versa…
É.C. : En effet, et nombre de chercheurs peuvent en témoigner. Cela étant dit, précisons que pour ce qui nous concerne, mes deux collègues et moi, nous n’avons pas encore franchi l’étape d’industrialisation. Le défi qu’il nous faut relever est de définir le domaine d’application pour lequel nous déléguerons la fonction commerciale et le développement industriel et la maintenance. Nous n’y sommes pas encore. Tout simplement parce que nous sommes dans des processus qui exigent beaucoup de temps de maturation. Nous avons démarré en pleine crise sanitaire, ce qui nous a fait prendre du retard dans la mise en place de nos collaborations. Cela dit, depuis le lancement, il y a trois ans, notre carnet d’adresses s’est étoffé ; un deuxième brevet vient d’être soumis.
- Comment financez-vous les activités d’ITAE Research Medical ?
É.C. : Xavier et moi avons été lauréats d’un financement de contrat du Plan Cancer, financé par l’Institut national du cancer, qui nous a permis de maturer la technologie. Comme Aurélien, nous sommes encore salariés à 100% de l’ONERA tout en bénéficiant de son programme Impulsion. C’est une différence avec les entrepreneurs innovants classiques qui doivent trouver des financements, subventions et/ou levées de fonds. Bien sûr, il nous faudra bien à un moment donné franchir le pas, recruter et, donc, envisager une transformation du statut d’ITAE Research Medical. Pour l’heure, nous poursuivons d’autres projets, initiés par des démonstrations de l’appareil auprès de médecins que nous démarchons.
- Comment réagissent-ils ?
É.C. : Très positivement. Ils peuvent se rendre compte de ce qu’il leur permet de faire, une visualisation en temps réel et ce, en toute simplicité. Leurs retours nous incitent à poursuivre l’aventure.
- Je ne résiste pas à l’envie de clore cet entretien en évoquant les circonstances où je vous ai vue récemment : non pas lors d’une de ces démonstrations ni dans votre laboratoire, mais sur une piste de danse à l’occasion d’une milonga – un bal de tango…
É.C. : (Rire). C’est vrai et bien la preuve que je suis aussi un peu artiste ou à tout le moins curieuse par nature. J’ai découvert cette danse il y a à peine deux ans. J’ai tout de suite accroché alors que je n’en connaissais strictement rien hormis ce que j’avais pu en voir dans des vidéos sur YouTube. J’avais été d’emblée fascinée par la beauté qui se dégageait des couples de danseurs. Pour autant, je ne le vis pas comme un échappatoire par rapport au monde de la recherche…
- Pourquoi ?
É.C. : Les personnes que je côtoie dans le cadre des cours sont majoritairement des chercheurs ou des enseignants, professeurs ou instituteurs, du plateau de Saclay ! Autrement dit des personnes qui, comme moi, sont habituées à réfléchir de manière rationnelle, à faire preuve de pédagogie, en plus d’avoir aussi un côté perfectionniste pour ne pas dire obsessionnel.
Mais les mêmes, moi comprise, disent rechercher dans cette danse un besoin d’improvisation, de « mise en danger ». De fait, au tango, il s’agit de communiquer avec un ou une partenaire, qu’on ne connaît pas forcément – c’est le cas au cours d’une milonga où les danseurs ne peuvent danser plus de trois fois de suite avec la même personne. De là un sentiment d’incertitude d’autant plus fort qu’en principe les danseurs communiquent sans se parler, en devant être attentifs aux mouvements de l’autre. Le tango est ainsi l’occasion de ne plus penser seulement avec sa tête, mais avec son corps. En cela, c’est quelque chose de très agréable, quoique exigeant au plan de la concentration.
- Précisons que vous pouvez vous adonner à cette pratique à Paris-Saclay, Palaiseau précisément…
É.C. : Oui, nous avons la chance d’y avoir une école, Belle Fée Danse, qui organise une fois par mois une milonga. Laquelle est baptisée « la bienveillante » pour insister sur le fait que tout le monde, quel que soit son niveau, y est admis. Cette école propose également des cours et des manifestations autour du Rock. Paris-Saclay, c’est aussi cela : on y fait fi aussi des frontières musicales.
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