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Ce que nous disent les anagrammes…

Le 4 janvier 2021

Jacques Perry-Salkow n’a pas d’attaches particulières avec l’écosystème de Paris-Saclay – il n’y réside ni n’y travaille. Mais on lui doit de belles anagrammes relatives à ce dernier, faites sur mesure, à notre demande. C’était à l’occasion d’un entretien qu’il nous avait accordé suite à la publication d’Anagrammes renversantes, avec le physicien et philosophe Étienne Klein (un « Paris-saclaysien » s’il en est), en décembre 2012… Aussi nous n’avons pas résisté à l’envie de reprendre le fil de l’échange, à l’annonce de la publication de deux nouveaux opus (qui s’ajoutent à plusieurs publiés entre-temps) : Anagrammes dans le boudoir (Actes Sud), d’une part, Sorel Éros (Rivages), d’autre part. Deux ouvrages minuscules par le format, mais majuscules par le plaisir de lecture qu’ils procurent et pour ce qu’ils donnent à voir de l’étendue de son art : tandis que le premier est, comme son titre l’indique, un recueil d’anagrammes, le second est un texte de plusieurs milliers de lettres, qui se lit dans les deux sens… À travers deux entretiens en un, il revient sur leur genèse, les circonstances de sa rencontre avec ses coauteurs, les aptitudes nécessaires à la révélation des unes (les anagrammes), à la construction de l’autre (le palindrome).

– Avant d’en venir à vos deux derniers ouvrages, un mot sur ceux publiés à la suite d’Anagrammes renversantes (objet de notre précédent et premier entretien*) et qui montrent combien ces anagrammes sont comme solubles dans des univers très variés : outre celui de la physique (Étienne Klein), ceux du voyage et de la littérature (Sylvain Tesson), de la musique (Karol Beffa), de la philosophie (Raphaël Enthoven)…

En effet, derrière chacun de ces titres, un univers particulier, chaque coauteur ayant une analyse différente des anagrammes. Par exemple, aux yeux d’un Sylvain Tesson, elles sont comparables à la Pietà de Michel-Ange, « déjà contenue dans le bloc de marbre », de sorte que le travail de l’artiste ne consistait plus qu’à « éplucher le bloc de marbre autour de l’œuvre ». De même, l’anagramme préexiste dans la phrase initiale, et le travail de l’anagrammatiste se borne à la révéler. Il ne l’invente pas à proprement parler, il l’invite. Les anagrammes, il faut les aider à naître.

– Dans le précédent entretien, vous évoquiez un art de l’observation, en suggérant par là, l’idée de laisser venir l’anagramme à soi…

C’est effectivement la bonne attitude à adopter : la laisser venir à soi. En cela, il y a donc bien quelque chose de l’ordre de la révélation. Il faut se garder de forcer l’anagramme, de chercher à faire dire quelque chose à la phrase initiale. C’est à nous d’être à l’écoute en laissant surgir autre chose. L’anagramme n’est pas faite pour exprimer une vérité, une opinion. Autant le faire directement, sans contraintes !

– « Contraintes », dites-vous. J’allais y venir, pour rappeler aussi que la révélation d’une anagramme n’en exige pas moins du travail. Vous-même allez jusqu’à vous documenter notamment sur les noms propres pour parvenir, si possible, à des anagrammes qui collent au plus près de leurs univers respectifs…

En effet, j’éprouve parfois le besoin de me documenter pour voir des mots que, sinon, je ne percevrais pas. J’aime veiller aux correspondances. Par ailleurs, les commentaires qui accompagnent certaines anagrammes sont censés établir un contexte historique.

– Précisons encore que jusqu’à présent les coauteurs en charge des commentaires (les personnes évoquées plus haut) ne sont pas des anagrammatistes. Pour la plupart, c’est la première fois qu’ils investissaient ce champ de l’écriture sous contraintes. Tous n’en ont pas moins témoigné un réel enthousiasme, notamment lors des interviews qu’ils ont pu accorder…

En effet, un enthousiasme presque enfantin. Comme j’aime à dire, l’anagramme ne doit pas être un tour de force, mais un tour de magie ; elle doit comme surgir d’un chapeau.

Anagrammes dans le boudoir– Venons-en aux Anagrammes dans le boudoir, qui investit encore un autre univers…

Oui, Laurence Castelain et moi avons voulu explorer l’amour dans tous ses états. Il importe de préciser qu’à la différence des précédents coauteurs que nous avons cités, Laurence est elle-même une fine anagrammatiste en plus d’être une autrice-compositrice. Je précise encore qu’elle chante et joue de la basse dans le duo électro Alk-a-line. C’est en échangeant via les réseaux sociaux que nous avons découvert cette passion commune pour les renversement de lettres.

– De fait, les anagrammes ne sont pas signées, de sorte qu’on ne sait qui d’entre les deux en a la paternité/maternité. Comment révèle-t-on et commente-t-on des anagrammes à deux voix ?

Nous avons chacun apporté des anagrammes achevées, qui ne demandaient aucune modification. D’autres sont apparues à l’un ou à l’autre, mais sans nous satisfaire totalement. Nous les avons donc reprises en tâchant de les rendre plus signifiantes. Entre Laurence et moi, ce fut ainsi comme une partie de ping-pong.

– Je ne résiste pas à l’envie de pointer un autre point commun entre vous deux, à savoir la musique. À se demander d’ailleurs si l’anagramme n’a pas fondamentalement partie liée avec elle…

Sans aucun doute. En plus de devoir faire sens avec la phrase initiale, il faut encore que l’anagramme soit bien tournée, qu’elle ait du rythme, une certaine musicalité. Alors oui, le fait de jouer d’un instrument de musique n’est pas anodin, dans ce goût commun pour les anagrammes et la poésie des mots en général. D’ailleurs, Verlaine ne définissait pas celle-ci autrement : « De la musique avant toute chose ! »

– Comment s’est imposé le choix de l’univers du boudoir ?

Un jour que j’étais de passage à Bruxelles, Laurence Castelain, qui y réside, m’a emmené à L’Archiduc, un lieu charmant – un club où le jazz flirte avec l’Art déco, dont l’atmosphère rappelle celle d’un boudoir. Nous y écoutions les musiciens tout en faisant des anagrammes – nous usions pour cela de lettres de Scrabble, dont Laurence ne se sépare jamais. C’est comme cela que l’aventure du livre a commencé, il y a plusieurs années de cela, jusqu’à ce que, disposant d’un manuscrit bien avancé, j’ai sollicité mon éditrice d’Actes Sud Sylvie Fenczak, laquelle a répondu banco !

– Le résultat, c’est donc ce bel objet éditorial, richement illustré des dessins de Stéphane Trapier. Comment ce choix s’est-il imposé, même si l’on le devine, à voir comment ils entrent en dialogue avec les textes ?

Stéphane Trapier est illustrateur, graphiste et auteur de bandes dessinées. On lui doit notamment les affiches du théâtre du Rond-Point. Il nous a été suggéré par notre éditrice. Bien lui en a pris car, comme vous pouvez le constater, il a un trait particulier et, surtout, un regard, qui va au-delà de l’illustration littérale, offrant ainsi comme une troisième lecture.

– Comme vous l’avez rappelé, l’ouvrage est le fruit d’un dialogue ancien avec Laurence Castelain. Il est cependant paru dans le contexte de la crise sanitaire, non sans prendre du même coup un relief particulier…

De fait, l’édition a été finalisée durant la période du premier confinement. Sylvie, Laurence et moi avons communiqué quasi journellement. Finalement, le confinement nous aura procuré tout le temps nécessaire pour parvenir à cette qualité éditoriale.

– Puisque vous avez parlé de contraintes, en soulignant combien elles sont propices à la créativité, je ne résiste pas à l’envie de vous demander comment cette conviction peut nous aider à vivre plus sereinement le confinement, source de contraintes s’il en est – je pose la question tout en gardant à l’esprit qu’elle a été aussi une épreuve pour beaucoup d’entre nous…

Encore une fois, je ne crois pas qu’on puisse prétendre créer véritablement à partir de rien, en l’absence de toute contrainte. Celle-ci favorise l’esprit de découverte. L’anagramme est liée à la révélation. Le goût de l’énigme, du secret préside à ce plaisir particulier. Que cache cette phrase ? Qu’y a-t-il derrière les noms célèbres d’Irène Adler, de George Sand et Alfred de Musset, ou encore de Lady Gaga ? La possibilité d’y découvrir une anagramme, le pressentiment d’un sens caché pique forcément la curiosité. Certains noms demeurent silencieux, mais d’autres réservent des surprises. Par exemple : Casanova de Seingalt (lequel, en 1756, s’échappa des Plombs de Venise) donne Cas d’évasion galante. Le marquis de Sade, quant à lui, répond à la question Qui dresse la dame ? Quand ce n’est pas le nom, c’est une citation : Je suis contre les femmes, tout contre (Sacha Guitry) devient C’est charmant, ciselé, misogyne, toujours très futé.

– On ne saurait mieux qualifier le propos de notre homme de théâtre et de cinéma ! On ne peut aussi qu’être fasciné par la correspondance entre la phrase initiale et son anagramme, au point de se demander si cela ne démontrerait pas l’existence d’un monde parallèle !

Gardons à l’esprit qu’il s’agit d’abord d’un jeu, d’une jonglerie linguistique. Autant le reconnaître : je reste un gamin qui ne prétends à rien d’autre qu’au plaisir de découvrir des sens cachés, sans la moindre extrapolation. Le merveilleux et l’émotion poétique produits par une anagramme me suffisent. Certes, la kabbale en fit grand usage, prêtant à cet art des vertus révélatrices. Pour ma part, je ne crois pas à un déterminisme des noms. En revanche, j’aime beaucoup l’approche d’Étienne Klein : « Il en va de lʼanagramme comme du produit dʼune réaction chimique : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Et donc la vie passe son temps à faire des anagrammes. » C’est magnifique !

– Il faut d’ailleurs préciser qu’on rit beaucoup au fil de la lecture des Anagrammes dans le boudoir et que cela peut aussi suffire à notre bonheur…

En effet. Comment ne pas rire, en effet, découvrant que Roméo et Juliette donne ce dialogue croustillant à la mode des « djeuns »

Roméo Montaigu, Juliette Capulet
– J’aime trop ta gueule.
– Et moi ton cul.

Ou encore celle-ci que j’aime particulièrement :

Les Liaisons dangereuses
S’asseoir nue dans l’église

– N’en jeter plus, sans quoi le lecteur n’aura plus besoin d’acheter votre livre, quand bien même il en recèle une centaine !

* Pour accéder…

… au premier entretien, cliquer ici.

… à la suite de l’entretien, cliquer ici (mise en ligne à venir).

Crédits photos : © Séverine Delforge (couverture d’Anagrammes dans le boudoir) ;  © Natacha Giraldo (Laurence Castelain et Jacques Perry-Salkow).

 

 

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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