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Entrepreneuriat innovant

Aux sources de DRIM’in Saclay (1/2).

Le 26 septembre 2016

Rencontre avec Bernard Monnier

Responsable des achats pour Thales Research & Technology pendant plus de dix ans, Bernard Monnier (à droite) a contribué à renouveler cette fonction à travers une matrice destinée à évaluer le potentiel d’innovation de ses partenaires fournisseurs, PME aussi bien que start-up. Retour sur le parcours d’un ingénieur qui se joue des cloisonnements professionnels et auquel on doit le DRIM’in Saclay, dont la 2e édition, s’est déroulée du 14 au 16 juin 2016.

Au vu de son léger accent, on devine des origines d’un sud de la France, mais sans être en mesure de distinguer lequel, avant qu’il ne donne la réponse : en fait, il est des deux sud, de l’est et de l’ouest. « Je suis né à Villeneuve-lès-Avignon, mais j’ai aussi des attaches dans le Sud-Ouest et le pays Basque en particulier. » Des régions où il se rend régulièrement, en TGV depuis la gare de Massy-Palaiseau.
Cela fait tout de même plus de 35 ans qu’il vit en Région parisienne. « Je suis monté à Paris, comme on dit, pour poursuivre mes études d’ingénieur en électronique et informatique à l’ESIEE, une école de la CCI de Paris. » Dans les années 80, il intègre à Bagneux un laboratoire de recherche de Thomson-CSF, spécialisé dans la conception de radars de surveillance de l’espace, dans les domaines civils et militaires. En 2003, il rejoint Thales Research & Technology, le centre de Recherche du Groupe Thales, ex-LCR, dont il accompagnera le transfert de Corbeville à Palaiseau, sur le Plateau de Saclay, en 2005.
Depuis, en charge des achats pour la R&D, il s’est imposé comme un acteur de l’innovation de Paris-Saclay. L’idée de décliner sur ce territoire Act in Space, un hackathon autour des technologies spatiales du CNES, en mai 2014, c’est à lui qu’en revient le mérite.

De MIM à… DRIM’in Saclay

DRIM’in Saclay dont la première édition s’est déroulée à l’École polytechnique, du 23 au 25 juin 2015 (la seconde a eu lieu du 14 au 16 juin 2016), c’est encore lui.
DRIM ? Quatre lettres en référence à MIM (Monnier Innovation Matrix), le modèle d’évaluation de l’innovation qu’il a conçu pour optimiser la fonction achats, non sans mettre à profit plus de vingt ans d’expérience de R&D dans le domaine… des radars. Ce qui fait de lui un profil atypique : rares sont en effet les responsables achats de grands groupes industriels qui aient eu une expérience de la R&D, qui plus est avec des avancées à leur actif.

A Bernard Monnier, on doit en effet d’avoir ouvert l’industrie du radar au traitement d’image et à l’intelligence artificielle. « Deux univers désormais reconnus comme essentiels, mais qui, dans les années 85-90, étaient peu défrichés, du moins dans cette industrie. » Et le même de s’étonner encore du cloisonnement qui peut caractériser l’organisation des entreprises. « Au sein d’une même fonction – la R&D en l’occurrence – il y en a ainsi, parfois, plus qu’entre deux fonctions ! » Question de formations et de cultures professionnelles. « Ceux qui viennent du hardware parlent peu à ceux qui viennent du software et réciproquement. Les uns et les autres gagneraient pourtant à échanger davantage. » Comment lui s’est-t-il retrouvé à franchir le pas ? « Je viens du hardware (de formation, je suis ingénieur en électronique). Après avoir travaillé sur des calculateurs électroniques, je suis passé à l’informatique et les applicatifs, en gardant cependant toujours un œil sur mon milieu d’origine. C’est comme cela, que j’ai pu comprendre qu’il y avait des données pertinentes dans le traitement de signal qui n’étaient tout simplement pas exploitées par les ingénieurs informaticiens. Il fallait avoir cette double vision – hardware et software – pour le voir. Or, mes collègues ingénieurs avaient soit une culture hardware, soit une culture software. » Le même reconnaît néanmoins que le passage de l’une à l’autre est plus ou moins facile, selon sa formation initiale. « Quelqu’un qui vient de l’électronique peut plus facilement passer à l’informatique que l’inverse, car la première requiert tout de même des connaissances particulières. Si vous n’avez pas préalablement travaillé sur les fondamentaux de l’électronique, dans une école d’ingénieur, c’est difficile de s’y mettre après. » Bref, la curiosité ne suffit pas.

Un défi : faire dialoguer électronique et informatique

Comment un industriel a pu permettre cette évolution et ce décloisonnement ? En toute franchise, Bernard Monnier reconnaît que « cela n’a pas toujours été facile, tout le temps ». « Quand je suis arrivé, jeune ingénieur, dans un laboratoire d’informatique appliquée, on m’a remis tout un tas de documents qu’on jugeait nécessaires pour ma mise à niveau – soit les référentiels d’informatique, les manuels de programmation, les spécifications. Or, selon moi, il en manquait, à commencer par le schéma des cartes électroniques utilisées pour le traitement de signal du radar. Quelle ne fut pas la surprise de mon directeur de laboratoire quand je le lui ai réclamé. « Bernard, m’avait-il dit, as-tu conscience que tu as changé de métier ? Tu n’es plus en électronique, mais en informatique. Je ne suis pas en mesure de te fournir ces schémas et, de toute façon, je ne te demande pas de travailler là-dessus. » Or, moi, je ne voyais pas comment je pouvais traiter des données informatiques si je ne savais pas d’où elles venaient, comment elles avaient été formatées et ce qu’elles représentaient. » C’est alors que le charme de la convivialité du sud (est et ouest) a pu opérer. « Je suis allé me faire des amis du côté du traitement de signal, en prenant le temps de prendre le café avec eux. C’est comme cela que j’ai obtenu le schéma de cartes ! » Mais ce sens de la convivialité n’avait pas suffi pour autant. « Il a quand même fallu que je démontre ma connaissance de l’électronique et ma capacité de compréhension des cartes, sans quoi ils ne m’auraient tout simplement rien donné. Je leur ai même prodigué des conseils par rapport à leurs problématiques. Bref, j’ai dû les rassurer quant au fait que nous parlions le même langage. »
A force de patience, le voilà donc avec le schéma des cartes électroniques. Bingo ! « Très vite, j’ai découvert une véritable pépite. Une carte électronique servait à évaluer l’environnement du radar afin de mieux définir le seuil de détection sur le signal radar reçu, selon les zones dans lesquelles on recherche les cibles. Mais, elle était perdue au milieu du système électronique et n’était exploitée que par cette fonction de détection au niveau hardware. Pourtant, elle fournissait des informations relatives à tout l’environnement du radar, sur 360°. Ce qui permettait de constituer une cartographie en trois dimensions et facilitait ainsi le travail d’interprétation des données. » Et Bernard Monnier de conclure par un « C’était merveilleux ! »
Pour prendre la mesure des avancées qui en découleront dans la visualisation des signaux, il faut rappeler la principale difficulté à laquelle s’est longtemps heurtée la détection radar, à savoir la profusion d’informations recueillies, une profusion que l’œil humain est loin de pouvoir intégrer. A ceux qui n’auraient pas eu le loisir de visiter un écran radar d’une tour contrôle d’aéroport (c’est notre cas), il rappelle que « cela ressemble à un fourmillement de points avec des vecteurs de déplacement en guise d’avion. » « Une telle carte est déjà très difficile à visualiser pour un contrôleur de trafic aérien. » Or, elle est déjà le fruit d’un travail de transformation d’informations brutes en une présentation synthétique de la situation, qui, n’exclut pas un risque de dégrader l’information et donc d’erreur d’interprétation.
Bernard Monnier a beau être pédagogue, nous initier à la science du radar, nous sensibiliser aux défis à surmonter (les perturbations induites par le relief, la présence de nuages, les subterfuges des pilotes d’avions ennemis pour échapper à la détection radar…), il a beau illustrer ses propos de schémas et d’exemples concrets (le radar de Mont-de-Marsan, dans les Landes, dont il garde manifestement un souvenir ému), nous reconnaissons être un peu submergé (pour ne pas dire « azimuté », en référence à un terme du jargon, professionnel : dans l’univers du radar, il désigne l’angle entre la direction du nord et celle de la cible).

Une innovation de rupture

De ses explications, nous retenons tout de même que les développements qu’il apportera à sa « découverte » contribueront à améliorer les performances de la détection radar. Bien plus qu’une découverte, il s’agit d’une innovation, de rupture de surcroît : « Non seulement, j’ai déposé des brevets, mais encore, la technologie a été adoptée. » Ce dont l’entreprise lui sera reconnaissante. « Jusqu’à présent, je travaillais un peu tout seul dans mon coin. Dans les années 90, j’ai pu commencer à embaucher des personnes et constituer une équipe. Laquelle a compté jusqu’à une dizaine d’ingénieurs, deux-trois doctorants et autant de stagiaires. Tant et si bien que des collègues disaient que je m’étais retrouvé à la tête d’une PME à l’intérieur même de Thomson CSF de l’époque. J’étais ce qu’on n’appelait pas encore, un « intrapreneur ». »
Nous lui faisons remarquer qu’à quelques années près, il aurait pu créer une spin-off. Nous ne croyions pas si bien dire : « Figurez-vous que j’y ai songé. Cela faisait des années que je me consacrais à la R&D. Or, le contexte n’était plus le même. » En bon ingénieur, il résume la situation au regard de la complexité et des possibilités de financement de la R&D par… un système de deux équations  : Cn+1 = Cn + C et Fn+1 = Fn – F (C signifiant complexité et F, financement). En clair : « La complexité de demain, c’est la complexité d’aujourd’hui augmentée d’un surcroît de complexité, tandis que le financement de demain est celui d’aujourd’hui, diminué de quelque chose. » Bref, tandis que la complexité ne cesse d’augmenter, le financement en faveur de la R&D tend à diminuer. « De fait, relève-t-il, on ne parle plus aujourd’hui de systèmes mais de systèmes complexes et même de système de systèmes complexes. Et loin d’augmenter en proportion, les budgets consacrés à la recherche se réduisent. » Que faire ? « Il n’y avait que trois options possibles. Ou bien le statut quo : je continuais à travailler comme je l’avais fait jusqu’à présent. Ou bien je créais mon entreprise pour élargir l’activité à d’autres clients ; enfin, troisième option : je m’appuyais sur les compétences extérieures. » Soit ce qu’on n’appelait pas encore l’innovation ouverte (open innovation).

Prendre part à la transformation du monde

La première option ne le satisfait pas plus que cela : « Le monde allait changer et, moi, j’avais le souci, ni plus ni moins, de prendre part à la transformation du monde ! Je ne pouvais donc plus continuer comme avant. » Quant à la seconde, il lui faut très vite y renoncer faute d’avoir pu convaincre une personne clé de son équipe à se joindre à lui pour, justement, co-créer une start-up. Ne restait donc plus que la 3e, qu’il adopte. « Tout sauf par défaut, tient-il à préciser. C’était en réalité la meilleure possible. A l’époque, je disposais de plusieurs ingénieurs pour innover : Pierre, Paul, Jacques,… Demain, je m’appuierais sur des sociétés A, B, C… Ce faisant, je passais d’une gestion de ressources internes à une gestion de ressources externes, donc beaucoup plus nombreuses et variées. »
Restait à savoir dans quel « silo » il se positionnerait au sein de son groupe pour opérer ce tournant dans sa carrière professionnelle. « Car, et c’est un autre motif de la réflexion que j’avais engagée, pas moins que les autres, notre entreprise avait été « silotée », à partir du début des années 90. Au début, comme ingénieur de recherche, je faisais tout : je prenais part aussi bien à la recherche qu’au développement et à l’implémentation. J’allais sur des sites d’expérimentation, comme celui de Mont-de-Marsan. Faire de la recherche comme cela, c’était formidable. J’avais l’impression de vivre dans un monde magique. »
Au milieu des années 90, on lui fait donc comprendre qu’il ne peut plus en être ainsi, qu’il lui faut choisir. « Un changement que j’ai vécu comme un mauvaise nouvelle. » La suite semble lui redonner raison : au sein des grandes entreprises, l’heure est au « dé-silotage », selon son propre terme, de leur organisation.
En attendant, il lui a bien fallu choisir un silo. Lequel ? Après réflexion, en 2003, il opte donc pour la fonction achats. Non sans susciter l’incrédulité de ses collègues. « Ils n’ont tout simplement pas compris les motifs de mon choix. Pour moi, il était clair que c’était à travers cette fonction-ci que je pouvais parvenir le plus rapidement possible à de l’innovation ouverte, précisément parce qu’elle met au contact de sociétés extérieures, en l’occurrence les fournisseurs, des PME aussi bien que des start-up. Non sans inventer un nouveau métier qu’il baptise non sans humour le « GPS », trois lettres pour « Gestionnaire de Partenaires Stratégiques (pour l’Innovation) ». Un acronyme qui a l’avantage de se décliner aussi en anglais, ajoute-il avec malice, pour donner alors : « Golden Partnership Strategists ». Nous ne résistons pas à l’envie de lui faire observer du tac au tac qu’il peut aussi se décliner en Grand/Great Paris-Saclay… Ce qui nous vaut un éclat de rire en retour.
Sauf qu’on ne s’improvise pas directeur des achats. Avant d’occuper cette fonction, il entreprend donc, en 2003-4, un MBA, à l’European Institute of Purchasing Management, (EIPM), près de Genève, en en finançant, tient-il à préciser, la quasi intégralité par un apport personnel (et l’aide du Fongecif). « Je voulais au moins connaître les bases de la culture de mes futurs homologues. Je ne fus pas déçu car force était de constater qu’on partait de loin et même de très loin ! La fonction achats était réduite à une logique de cost killing ! Il s’agissait de contraindre les fournisseurs à proposer les prix les plus bas possible et/ou d’acheter dans les pays low cost. » Depuis, la fonction est animée de meilleures intentions. Bernard Monnier n’en manifeste pas moins une certaine amertume. « Aujourd’hui, les responsables achats qui vous donnent des leçons d’innovation ouverte, sont souvent les mêmes qui, il y a dix ans, prônaient le cost killing. » S’il dit suivre avec intérêt le rapprochement entre les fonctions achats et R&D, il relève encore que peu de ses homologues ont une réelle expérience de celle-ci. Loin de se mettre en avant, il tient à rendre hommage à l’ancien directeur des achats de Thales, Jean Potage, « l’un des tout premiers à avoir compris la valeur ajoutée que la fonction achats peut apporter à la R&D ».
Encore faut-il pour cela qu’elle se dote de réels moyens d’évaluer le potentiel de ses éventuels partenaires extérieurs. « A ma grande surprise, il n’y avait pas de méthode d’évaluation. Les responsables achats que j’avais interrogés sur la manière dont ils avaient sélectionné leurs fournisseurs me disaient l’avoir fait après une simple visite de leurs locaux et échanger avec eux, le temps d’un déjeuner ou lors d’un salon professionnel ». Résultat : « Ils travaillaient toujours avec les mêmes sans se demander s’il n’y en avait pas de meilleurs. »
Des années durant, Bernard Monnier s’emploiera donc à suppléer ce manque de rigueur en élaborant, en 2004, une méthode ad hoc. Méthode qu’il formalisera en bon ingénieur à l’aide d’une matrice. Baptisée MIM (pour Monnier Innovation Matrix, comme indiqué plus haut), elle a été exposée dans un livre au titre évocateur : La Route des Innovations (publié en 2013, aux éditions Caillade) « Il ne s’agit pas d’une solution clé en main, mais d’un outil pour co-construire la relation de confiance avec les partenaires fournisseurs, PME aussi bien que start-up. »

Pour accéder à la suite de la rencontre à travers l’entretien qu’il nous a accordé, cliquer ici.

 

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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