Du 24 au 30 juillet 2021, le philosophe des sciences Étienne Klein codirigeait un colloque sur « les autres noms du temps », au Centre culturel international de Cerisy. La veille du départ, il nous livrait un bilan à chaud.
– Pouvez-vous pour commencer rappeler comment vous en êtes venu à proposer ce colloque sur « les autres noms du temps » ?
J’ai réfléchi durant de très nombreuses années à la question du temps en essayant d’imaginer ce qu’en diraient les équations de la physique si elles pouvaient parler. Cela m’a amené à participer à plusieurs colloques avant finalement d’y renoncer tant y régnait une confusion verbale attestant d’une absence de rigueur intellectuelle – le plus souvent, le mot temps servait de prétexte à parler de toutes sortes de choses et à maintenir des séparations disciplinaires qui ne me paraissaient pas vraiment légitimes. Force était aussi de constater que les colloques s’organisaient toujours à peu près de la même façon avec un enchaînement d’exposés censés donner le point de vue du philosophe, du physicien, du biologiste, du géologue, etc., sans qu’on prenne la peine de s’assurer qu’il y ait la moindre cohérence dans les multiples usages qui pouvaient être faits de cette notion de temps. Prenez les philosophes : il parle du temps depuis au moins l’Antiquité grecque ; les physiciens depuis Galilée et Newton… Mais une question se pose : un philosophe qui traite du temps parle-t-il de la même chose que le physicien qui en parle, et vice versa ? Si la réponse à cette question est non, alors il nous faut nous rendre à l’évidence : il convient de changer de mot ; dès lors que les notions qu’on traite sont différentes, il faut les désigner chacune de manière spécifique. Si, maintenant, la réponse est oui, alors une autre question se pose : comment prêter du crédit à des discours qui prétendent parler de la même chose, mais d’autant de façons différentes qu’il y a de disciplines différentes ?
De là, donc, la thématique du colloque mais aussi le choix du lieu : le Centre culturel international de Cerisy. C’est le lieu idéal pour se poser et réfléchir ensemble sans échappatoire possible (le château qui nous héberge est perdu au milieu de nulle part, dans le Cotentin), et de manière quasi continue, pendant les heures de veille, à l’occasion des communications et des échanges qui suivent. Sans compter toutes ces autres occasions d’échanges plus informels, à commencer par les repas que nous prenons ensemble, le tout dans une ambiance conviviale. Du moins l’a-t-elle été au cours de ce colloque-ci où tout le monde a parlé à tout le monde, sans que des clans ne se forment, comme ce peut être le cas lors d’événements d’une aussi longue durée (notre colloque a duré pas moins de six jours). Certes, il y eut des discussions passionnées, mais aucune dispute dans le mauvais sens du terme.
– En revanche, le cahier des charges n’a pas été totalement respecté…
En effet, Vincent [Bontems] et moi avions donné pour consigne aux intervenants de faire leur communication sans recourir au mot « temps » ; charge à eux d’en choisir un autre pour rendre précisément compte de ce qu’ils voulaient dire, cet autre mot pouvant être « succession », « simultanéité », « durée », « devenir », « changement » (de là d’ailleurs l’intitulé du colloque). Force a été de constater qu’aucun intervenant n’est parvenu à respecter cette consigne, sauf à recourir, non sans humour, à des périphrases comme « ce phénomène dont je ne dois pas prononcer le nom »… Qu’en conclure si ce n’est que le temps est bien un a priori de la pensée comme de l’expérience, une notion dont on ne peut pas se passer pour décrire le monde. Certes, le mot même de temps n’a pas d’équivalent dans toutes les langues, encore moins pour dire à la fois la durée qui s’écoule et la météo qu’il fait (une particularité de la langue française). En revanche, et c’est ce qui est à mon sens intéressant, la notion de devenir se retrouve, elle, dans toutes les langues même si elle ne s’y conjugue pas systématiquement (c’est le cas en chinois, par exemple, ainsi que François Jullien nous l’a rappelé). Mais au moins chaque langue dispose-t-elle d’un moyen d’exprimer la notion de temporalité.
– Que retenez-vous de nouveau que vous ne sachiez déjà ?
Je ne sais si c’est quelque chose de fondamentalement nouveau, toujours est-il que je retiens qu’à chaque fois qu’on essaie d’expliquer le temps, qu’on lui préfère des notions très abstraites qui pourraient sembler plus fondamentales encore, il n’en reste pas moins un présupposé.
– Arrivé au terme de ce colloque, j’ai à titre personnel l’impression d’en être resté au point de départ : je sais ce qu’est le temps… tant qu’on ne me demande pas de le définir (pour paraphraser saint Augustin). Cependant, j’ai acquis une conviction : si le temps n’existait pas, il faudrait l’inventer car en débattre permet de repousser au plus loin les limites de l’expérience de l’altérité : on a pu mesurer à quel point ses visions sont diverses selon les intervenants, les mondes disciplinaires ou professionnels dans lesquels ils évoluent, selon les cultures aussi…
Pour redire à ma façon ce que vous venez d’exposer, j’avancerai l’hypothèse que le temps pourrait bien être une sorte de boson intermédiaire grâce auquel les idées peuvent communiquer entre elles, sans que cela veuille dire qu’on se comprenne pour autant. C’est dire si c’est un vrai faux ami : on a beau avoir l’impression qu’il est commun à tout le monde, qu’il sert de liant, en réalité il nous illusionne. Je ressors de ce colloque conforté dans la conviction que le temps n’est pas tant un problème ni une question, que c’est quelque chose qui est de l’ordre du mystère. Pourquoi ne peut-on rester présent au même instant présent alors qu’on peut rester présent à une même position dans l’espace ? C’est une différence radicale entre le temps et ce dernier, même si la théorie de la relativité d’Einstein les connecte l’un à l’autre. Pour le dire autrement : d’où vient qu’il y ait à la fois de la permanence et en même temps (si je puis dire…) une espèce de dynamique cachée par laquelle on ne peut pas rester présent au même instant présent ? Ou encore qu’il y ait un renouvellement permanent de l’instant présent ? Qu’en conclure si ce n’est que le temps a bien une nature proprement mystérieuse ?
– Un mystère que ce colloque n’aurait pas permis de dissiper un tant soit peu ?
Non, en effet, mais certains points ont été clarifiés. Par exemple, une distinction nette a pu être établie entre le temps et certains de ses avatars, tels la durée, la succession ou encore la causalité.
– Quelle aura été alors la valeur ajoutée du dispositif cerisyen ?
Cerisy est l’alliance parfaite de la liberté et du confinement : ici, vous êtes comme confinés, mais pour penser librement avec des personnes dont vous n’êtes pas obligés d’épouser les propos, tout en ayant plaisir à pouvoir échanger avec elles. Cela étant dit, pour répondre d’une manière plus scientifique à votre question, il faudrait refaire le même colloque dans un autre endroit puis comparer les résultats, tant au niveau des avancées que de l’ambiance. Je ne demande qu’à me porter candidat pour procéder à cette étude comparative, même si j’ai déjà une petite idée de ce qui en ressortirait…
Sur la photo ci-dessus, de gauche à droite : Vincent Bontems, Sylvain Allemand, Edith Heurgon, Etienne Klein et Hartmut Rosa. Crédit : Association des Amis de Pontigny-Cerisy.
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